Dans A Most Enterprising Country, Justin V. Hastings développe une étude exhaustive et approfondie des modalités d'insertion de la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord) dans l'économie internationale, qu'il s'agisse de réseaux formels ou informels. Battant en brèche le stéréotype d'un pays isolé, Justin V. Hastings n'en reste pas moins proche du courant dominant d'analyses anglo-saxon – l'auteur reconnaissant d'ailleurs sa dette vis-à-vis des sources secondaires. Il considère en effet que l'économie « grise » représenterait le principal (sinon, l'unique) moteur de croissance économique et aurait constitué un facteur essentiel de développement des programmes nucléaires et balistiques. De même, bien que pondéré et prudent, il se montre pour le moins peu optimiste – non sans raisons – quant au climat des affaires pour les investisseurs étrangers. Ainsi, il accuse selon nous une certaine dépendance par rapport aux auteurs ayant cru – à tort – à l'effondrement prochain de la Corée du Nord, comme Stephan Haggard et Marcus Noland, sans toutefois reprendre toutes leurs conclusions, et ne questionne pas le manque de fiabilités d'informations provenant de sources militantes engagées anti-Corée du Nord, enclins à une certaine propagande (DailyNK, One Free Korea...), tout en ignorant a contrario les sources officielles nord-coréennes au motif que les discours officiels et la pratique divergent fortement, notamment en ce qui concerne le contrôle économique public. Dans ce contexte, les sources primaires – notamment dans le chapitre 4 – auprès d'investisseurs chinois en Corée du Nord sont d'autant plus intéressantes qu'elles nuancent un tableau globalement sombre (qu'illustrent les cas des pertes massives enregistrées par China Minmetals Corporation et Xiyang, couverts dans les médias occidentaux), en mettant également en avant des investissements étrangers en Corée du Nord qui apparaissent comme des succès, peu médiatisés, mais riches d'enseignements pour les potentiels investisseurs en Corée du Nord. Sans partager nécessairement les vues de l'auteur, nous traduisons ainsi de l'anglais, ci-après, l'exemple qu'il cite de la réparation automobile (p. 169-170), dans un paragraphe intitulé « Le zen de la maintenance automobile ».
Un cas, celui d'un homme d'affaires chinois impliqué dans la réparation automobile en Corée du Nord, montre à quoi ressemble un investissement en Corée du Nord ayant eu un certain succès. L'investisseur chinois avait été alerté du marché potentiel de la réparation automobile par un ami qui lui avait mentionné l'état très dégradé des véhicules nord-coréens, et le fait que les Nord-Coréens manquaient de pièces de rechange. Après avoir fait lui-même un voyage exploratoire en Corée du Nord, l'investisseur avait conclu qu'il existait un marché pour la réparation des voitures des entreprises publiques et des représentants de l'administration civile, dans la mesure où ils disposaient de véhicules mais d'un faible accès aux moyens de réparation (peu adaptés) des militaires, et dépendaient ainsi de boutiques gérées par les Chinois. Finalement, il a créé des boutiques de réparation à Pyongyang et à Sinuiju.
Ce propriétaire d'une entreprise de réparation automobile a limité sa prise de risque en structurant son investissement de manière à limiter ses liens financiers et matériels avec la Corée du Nord. La nature du commerce de réparation automobile signifiait que les paiements immédiats étaient la norme, et qu'il n'avait donc pas à s'inquiéter du risque de non-paiement, à la différence des commerçants qui affrètent par bateau des biens pour les Nord-Coréens. Il n'a également employé que des travailleurs chinois, ce qui n'a pas rendu nécessaire de recourir à une main-d'oeuvre nord-coréenne et à l'appareil d'Etat qui la contrôle. Au final, l'investissement en capital nécessaire aux boutiques était faible ; les pièces elles-mêmes étaient approvisionnées depuis la Chine, le besoin d'embauche ne s'élevait qu'à quatre ou cinq travailleurs chinois, et il n'y avait guère à s'approprier par les autorités nord-coréennes au cas où elles en arriveraient là. La nature de l'investissement immunisait ainsi largement l'investisseur contre les risques économiques et politiques.
A la différences d'autres investissements, celui dans les boutiques de réparation automobile a autorisé l'homme d'affaires à construire des réseaux sociaux qui auraient sinon nécessité de verser de l'argent et, à part les douanes, il affirme n'avoir pas eu besoin de payer qui que ce soit. A son arrivée, il a offert ses services à d'autres hommes d'affaires chinois travaillant en Corée du Nord, qui après six mois l'ont à leur tour présenté à des officiels nord-coréens, qui avaient tous besoin de services de réparation, et qui étaient en position de lui permettre de faciliter ses accords commerciaux dans le pays. Cette stratégie s'est avérée payante à certains égards. Aux douanes à Sinuiju, l'homme d'affaires avait d'abord dû verser de fortes sommes et remettre de grands quantités d'alcool, surtout à partir du moment où il a commencé à faire venir des travailleurs chinois, mais quand il a commencé à réparer les voitures des officiels des douanes, il a obtenu des contacts qui lui ont permis d'éviter les tracas douaniers, et le besoin de payer (au-delà de la simple fourniture de cigarettes) a diminué.
En même temps, les boutiques de réparation étaient souvent obligées d'accepter des paiements en nature (sous la forme par exemple de ginseng) des services rendus – ce qui a obligé l'homme d'affaires à faire des démarches supplémentaires en ramenant ses biens en Chine pour les vendre et réaliser ses gains – et des officiels gouvernementaux étaient autorisés à obtenir des réparations gratuites mensuelles dans une certaine limite en dollars. L'homme d'affaires a vu ces pertes dans ses entreprises comme un moyen d'établir des contacts avec les personnes appropriées, pour construire ses réseaux à l'intérieur du pays et recueillir des informations sur les conditions pour faire des affaires en Corée du Nord. Finalement, il a considéré les boutiques de réparation comme lui ayant ouvert la possibilité d'investissements plus importants et plus profitables dans le pays.
L'investisseur chinois a reproduit nombre des caractéristiques des réseaux commerciaux qui ont fait le succès des Nord-Coréens pour vivre ou survivre dans le pays. Il a été entreprenant : il a identifié un marché de niche qui avait souffert de la rupture de l'ancienne économie politique, mais difficile à satisfaire pour ceux qui n'ont pas accès aux chaînes d'approvisionnement extérieures à la Corée du Nord. Comme beaucoup de commerçants nord-coréens, il a tiré profit d'une opportunité : il a considéré le commerce de la réparation automobile comme la pierre angulaire pour d'autres affaires plus lucratives. Le succès de son affaire a été basé sur un accès direct aux fournisseurs en Chine, et une certaine habilité à naviguer entre les écueils de la corruption aux points de passage entre la Chine et la Corée du Nord. Dès le début, il a compris que la réussite reposait sur les liens entretenus avec les bonnes personnes dans la chaîne alimentaire. Les seuls versements à certaines personnes ne suffisent pas pour garantir le succès d'un accord commercial en Corée du Nord ; pour ce faire, l'entretien de réseaux de type patron-clients est nécessaire. Alors que l'investisseur chinois ne pouvait pas offrir de contreparties à des officiels hauts placés comme dans le cas de l'établissement d'entreprises hybrides pour les réseaux en Corée du Nord, il a réussi à mettre en place des relations durables en satisfaisant les besoins réguliers d'administrations et d'officiels au regard de l'état de leurs véhicules. En même temps, l'investisseur a réduit les risques économiques et politiques en limitant l'empreinte physique de ses opérations à l'intérieur de la Corée du Nord, pour se prévenir contre les risques d'expropriation et de retournements de situation politique. Même si tout son investissement était perdu, ses pertes ne seraient pas si importantes. Il a aussi minimisé son exposition au risque concernant la main-d'oeuvre nord-coréenne ; en fait, il a investi en Corée du Nord sans vraiment y investir.
Source : Justin V. Hastings, A Most Enterprising Country : North Korea in the Global Economy, Cornell University Press, New York et Londres, 2016, p. 169-170.
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