Coïncidence? C'est précisément la semaine où le président des Etats-Unis Donald Trump, dans le traditionnel discours sur l'état de l'Union, s'est livré à une « nouvelle» attaque violente contre la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord) qui a été choisie par les chaînes de télévision françaises, publiques et privées, pour opérer un joli tir groupé contre ce pays : le 28 janvier 2018, sur TF1, « La Corée du Nord, voyage en pays interdit », reportage d'une rare originalité où des journalistes se font passer pour des touristes pendant huit jours pour expliquer, en moins de vingt minutes, comment on vit dans « un des pays les plus fermés au monde [...] derrière la vitrine imposée au monde par le dictateur Kim Jong-un » ; le 29 janvier, sur W9 (groupe M6), La Chute de la Maison Blanche, nanar - même pas sympathique - américain de 2013, dans lequel « un commando nord-coréen lance une attaque sur la Maison Blanche, prenant en otage le président américain et son fils ». Mais le meilleur restait à venir, grâce à des émissions à caractère prétendument informatif diffusées par le service public de la télévision française : le 31 janvier, sur France 3, « Sur la piste des Françaises kidnappées par la Corée du Nord », et le 1er février, sur France 2, un morceau de choix, « Corée du Nord, la dictature de la bombe ». Tremblez, braves gens! Pendant la Première Guerre mondiale, les soldats avaient inventé une expression pour critiquer la propagande mensongère venue de l'arrière : bourrage de crâne. Plus proche de nous, l'écrivain et journaliste indépendant belge Michel Collon a énoncé les cinq principes de la propagande de guerre : occulter les intérêts économiques, occulter l'histoire, diaboliser, inverser l'agresseur et la victime, monopoliser la parole et empêcher le débat. Ce bourrage et ces principes ont semblé à l'œuvre dans le déferlement médiatique anti-RPDC de cette folle semaine sur les ondes françaises. Les émissions diffusées par le service public méritent qu'on s'y arrête, un véritable conditionnement de l'opinion publique ayant eu lieu grâce à l'utilisation de fonds publics. Sur France 3, c'était du réchauffé puisqu'il s'agissait de la rediffusion d'une émission de 2013, tandis que France 2 préférait avoir recours à un docu-fiction inédit pour tenter de se distinguer dans un domaine (le bashing anti-Corée du Nord) où, davantage que la RPDC, c'est le trop-plein qui menace.
France 3 repasse les plats
En ces temps de restrictions budgétaires, France 3 a décidé de contribuer au redressement des finances publiques en rediffusant le 31 janvier 2018 « Sur la piste des Françaises kidnappées par la Corée du Nord », reportage vieux de cinq ans. On n'en voudra donc pas à l'Association d'amitié franco-coréenne de copier-coller, elle aussi, le commentaire qu'elle en faisait déjà en 2013...
Un jour que nous demandions à Philippe Pons, un des spécialistes de la République populaire démocratique de Corée, pourquoi certains de ses confrères pouvaient avancer sans preuves des hypothèses hautement invraisemblables sur ce pays comme autant de faits à leurs yeux incontestables, il nous avait répondu que, dans le cas de la Corée du Nord, le recoupement des sources étant impossible, il était malheureusement fréquent d'agir de la sorte.
Dans le cas de Lionel de Coninck, le journaliste croit vraisemblablement dur comme fer à la présence de Françaises « kidnappées » en Corée du Nord. Mais son reportage n'avance aucun élément convaincant, contrairement au principe qui devrait être celui de l'émission « Pièces à conviction ». Ce n'est même pas un scoop en France - un article défendant la même thèse avait déjà été publié en 2008 dans Le Figaro - et encore moins au Japon où la question des citoyens japonais enlevés par les services secrets nord-coréens est à ce point un sujet national que des émissions de télévision lui sont consacrées chaque mois et qu'un ministère ne s'occupe que de ce sujet. C'est ainsi un combat permanent de militants d'extrême-droite japonais, épaulés par une partie de l'administration et les milieux du renseignement, d'essayer d'intéresser à leur cause d'autres pays en tentant d'accréditer la thèse que leurs citoyens auraient, eux aussi, été « kidnappés » par les services de renseignement de la RPD de Corée. Pour faire avancer cette cause, ils cherchent des médias étrangers à qui ils donnent, clés en main, tous les éléments nécessaires : c'était en 2008 le cas du Figaro, et c'est le cas cette fois-ci de France Télévisions.
Mais un travail d'enquête journalistique mené selon les règles déontologiques de la profession doit - ou devrait - recouper les sources. Et dans le cas de ces Françaises - car elles seraient trois - ce sont des dires d'autrui, des suppositions toutes exprimées au conditionnel et des preuves matérielles inexistantes qui servent de fil conducteur à une enquête de très faible qualité.
La source première, celle qui est systématiquement mise en avant par les services secrets japonais et les journalistes qui leur servent de relais, est un article publié dans un journal libanais en 1979 et évoquant trois Françaises. Lionel de Coninck a voulu contacter les sources de cet article : les personnes ayant fait ces déclarations sont malheureusement injoignables...
Alors, Lionel de Coninck a voulu interroger les « repentis » : déjà, l'inévitable Charles Jenkins, soldat américain basé en Corée du Sud et ayant fait défection au Nord en 1965. Il est évident que s'il voulait retourner dans le « monde libre », sans ennui - ce qu'il fit en 2004 -, il avait intérêt à raconter une belle histoire et à se poser en victime. Charles Jenkins n'aurait qu'entendu parler de ces Françaises, mais cet homme dont l'aventure lui a valu un livre à succès - surtout au Japon, car il a épousé une Japonaise - et une certaine notoriété, a la fâcheuse tendance à s'enhardir devant les caméras, ce qui en fait le client idéal. Seul problème pour les historiens : ses déclarations sont malheureusement trop souvent contradictoires avec celles d'un autre défecteur américain, toujours installé en RPDC, James Dresnok, à qui le réalisateur britannique David Gordon a d'ailleurs consacré un film.
Deuxième témoin convoqué à la barre par Lionel de Coninck : Kim Hyun-hee, l'espionne nord-coréenne qui aurait fait exploser le vol KAL858 en 1987. Mais Kim Kyun-hee est au centre d'une controverse en Corée du Sud : en 2007, des familles de victimes du vol KAL858 ont demandé l'ouverture d'une enquête sur l'implication des services secrets sud-coréens dans cet attentat... Bien sûr, le reportage diffusé par France 3 n'en dit rien.
Ne pouvant se contenter que de propos rapportés indirectement par des personnes qui auraient entendu parler de la présence de Françaises en RPDC, notamment de l'une d'entre elles qui aurait les yeux bleus ou qui ferait la cuisine (ce qui, soit dit en passant, correspond à deux clichés de la Française en Asie...), le réalisateur s'est tourné vers les administrations françaises, notamment le ministère de l'Intérieur et le ministère des Affaires étrangères. Les administrations ont répondu qu'elles ne savaient rien et ne pouvaient évidemment pas mener d'enquête sur des personnes dont on ne sait pas si elles ont disparu ni quand elles ont disparu, dont on ne connaît pas les noms et dont on ne possède même pas de photos ou de signalements. Des dizaines de milliers de Français et de Françaises sont portés disparus en France dans la période retenue par Lionel de Coninck (1975-1985) : alors, pourquoi privilégier une hypothétique piste nord-coréenne, quand, à notre connaissance, aucune famille française n'a jamais signalé la disparition d'un des siens en RPDC ? Une connaissance préalable plus fine des procédures d'enregistrement de disparitions par les administrations françaises, en métropole et à l'étranger (dans ce cas, par les services consulaires), aurait épargné à Lionel de Coninck de se heurter à ce qu'il a perçu - et a voulu faire percevoir au téléspectateur - comme un mur d'incompréhension.
Au demeurant, rien n'interdit à une personne de disparaître, et d'aller de son plein gré dans un pays étranger, que ce soit la Suisse ou la Corée du Nord. Parmi les millions de destins individuels de citoyens français, pourquoi certains n'auraient-il pas choisi de partir vivre en RPDC, à un moment où un autre des plus de soixante ans d'histoire de ce pays? Des GIs américains qui étaient stationnés en Corée du Sud ont bien fait ce choix.
Entre les invasions extra-terrestres, les prophéties mayas et autres pandémies meurtrières, il y a certainement une place à prendre, parmi les grandes peurs du troisième millénaire, sur de prétendus enlèvements de Françaises par les Nord-Coréens. Mais alors que ce sujet, s'agissant de ressortissants japonais et sud-coréens, est un vrai débat toujours ouvert, il y a quelque chose de pitoyable à vouloir y associer des citoyens français, dans le seul but de favoriser l'identification du téléspectateur français. Si c'est l'intérêt des Japonais de jouer un tel jeu, pourquoi des journalistes français ou des responsables de chaînes du service public, qui achètent ces documentaires, acceptent-ils de s'y prêter ? Cela mériterait certainement, à défaut d'une émission spéciale de « Pièces à conviction », une enquête de la Cour des comptes sur le bon usage des deniers publics, en l'occurrence du produit de la redevance audiovisuelle payée par les ménages français.
Casting pour mise en scène de la terreur sur France 2
Le moins qu'on puisse dire, c'est que France 2 n'a pas ménagé ses efforts, et depuis longtemps, pour son docu-fiction « Corée du Nord, la dictature de la bombe » diffusé en prime time le 1er février 2018. Dès le 12 septembre 2017, l'Association d'amitié franco-coréenne (AAFC) était contactée par un courrier électronique de l'Association des chargés de figuration et de distribution artistique (ACFDA), non pour livrer une analyse de la situation de la péninsule coréenne, mais pour aider à trouver, à des fins de « reconstitution historique », « un homme ayant une ressemblance avec Kim Jong Il âgé », pour une rémunération quotidienne de 126,75 €. L'information est à ce prix. Ne sachant que trop bien de quoi les chaînes de télévision françaises sont capables quand il s'agit d'aborder les questions coréennes, l'AAFC n'a pas donné suite, même si l'ACFDA prenait la peine de préciser que la coupe de cheveux était prévue...
Courrier électronique envoyé le 12 septembre 2017 par l'Association des chargés de figuration et de distribution artistique (ACFDA)
CASTING SILHOUETTE KIM JONG IL ÂGÉ
Dans le cadre d’un épisode consacré à l’histoire de la Corée du Nord pour la série documentaire "Un jour une histoire", je suis à la recherche d'un HOMME ASIATIQUE RESSEMBLANT À KIM JONG IL ÂGÉ, mesurant entre 1,60m et 1,70m.
VOIR REF PHOTOS CI-DESSOUS
La ressemblance doit être principalement de dos, de profil et au niveau de la nuque (il s’agit de suggérer la silhouette du protagoniste incarné).
Tarif: silhouette 126,75 € par jour.
Tournage: 2 à 3 jours entre le 25 septembre et le 06 octobre en région parisienne.
Coupe de cheveux prévue!
Merci de m’envoyer à l'adresse unjourunehistoirecasting@gmail.com :
- photos de face + en pied de dos + de profil + de la nuque
- coordonnées téléphoniques
- taille
- âge
- nationalité
- ville de résidence
Attention: Pour les personnes ayant une nationalité étrangère hors UE, une photocopie de votre carte de séjour en cour de validité avec autorisation de travail vous sera demandée.
Le concept de ce genre de docu-fiction prévoit donc de « suggérer la silhouette du protagoniste incarné », mais il convient d'admettre que cela en limite considérablement l'intérêt.. déjà limité. On doit se contenter d'un homme de dos déambulant dans le décor du Palais d'Iena (siège du Conseil économique, social et environnemental et de la Chambre de commerce internationale) censé représenter la résidence des dirigeants nord-coréens. Le concepteur du prestigieux bâtiment, Auguste Perret, aurait sans doute été ravi d'être qualifié d'architecte « stalinien ». Car, en Corée du Nord, l'architecture et le reste sont forcément « staliniens », n'est-ce pas?
Soyons juste, le documentaire diffusé par France 2 fait quelques utiles rappels : la menace d’utilisation d’armes nucléaires par les Etats-Unis pendant la guerre de Corée, puis le déploiement, jusqu’au début des années 1990, d’armes nucléaires américaines en Corée du Sud, les destructions massives subies pendant la guerre de Corée . Il interroge aussi de manière intéressante quelques vrais experts de la Corée du Nord, ayant visité le pays à de nombreuses reprises, tels Robert Carlin et Juliette Morillot, et rappelle que la péninsule coréenne était au bord de la guerre en 1994. Mais ce sont surtout les lacunes qui dominent, lacunes qui ne permettent pas de comprendre pourquoi la RPD de Corée s’est dotée de l’arme nucléaire, thème central du documentaire. Rien sur la crise des missiles de Cuba qui conduisit la Corée du Nord à développer ses propres capacités de défense après 1962, aucune mention des menaces de Donald Trump de « détruire complètement » la Corée du Nord à la tribune des Nations unies en septembre 2017, ni sur la doctrine de dissuasion nucléaire nord-coréenne qui vise à empêcher le pays de connaître le sort de l’Irak en 2003 et de la Libye en 2011… Mais comment aurait-il pu en être autrement, dès lors que, parmi les « experts » interrogés, défilent les défecteurs nord-coréens proches des milieux néo-conservateurs américains et sud-coréens, voire directement les représentants de ces milieux partisans de sanctions accrues à l'encontre de la RPDC et même d'une nouvelle guerre?
Les erreurs par omission côtoient les erreurs tout court : non, Kim Il-sung n’a pas accédé au pouvoir en 1948, mais en 1945. Pourquoi passer sous silence la légitimité du nouvel Etat, fondée sur la résistance antijaponaise, ainsi que la brutalité de la colonisation japonaise ? Comment oublier les sanglants incidents de frontière qui ont fait des dizaines de milliers de morts entre 1945 et 1950, considérés par des historiens sud-coréens ou américains comme la vraie origine de la guerre de Corée, ainsi que les propos bellicistes du président sud-coréen de l’époque, Syngman Rhee, de réunifier le pays par la force ? De même, la brutalité du régime autoritaire sud-coréen qui a tenu le haut du pavé à Séoul de 1945 à 1987 (sauf pendant une brève parenthèse démocratique en 1960-1961), responsable de centaines de milliers de morts au début de la guerre de Corée, est superbement ignorée.
Il n’est pas jugé davantage utile de donner des clés de compréhension au téléspectateur : rien sur la profonde empreinte culturelle confucéenne du pays conduisant au respect des pères, des anciens et des dirigeants, pratiquement rien sur les mesures économiques de réforme engagées à la suite de l’effondrement économique des années 1990 – ni sur les causes de cet effondrement (embargo aujourd’hui le plus sévère au monde, contrecoup de la disparition de l’URSS et des démocraties populaires d’Europe de l’Est, libéralisation de l'économie chinoise…). On trouve aussi un chiffre erroné de 73 % de foyers qui n’auraient pas accès à l’électricité en Corée du Nord, et des informations biaisées sur les programmes de télévision nord-coréens : mais si, il y passe aussi des séries télévisées chinoises des années 2000, et ce depuis plus de dix ans! Enfin, la statistique de 3 millions de morts de la famine est sérieusement remise en cause par les études les plus récentes des experts occidentaux de cette question. Même si des centaines de milliers de morts entre 1992 et 1999 correspondent à une situation terrible que, à l’AAFC, nous faisons tout pour empêcher qu’elle ne se reproduise sous l’impact des sanctions actuelles, pourquoi passer sous silence que ces dernières vont tuer des dizaines de milliers d’enfants, selon l’estimation récente de l’UNICEF? Pourquoi interroger une des rares ONG françaises à avoir quitté le pays (Médecin sans frontières) et pas celles qui y sont restées - et y accomplissent un travail admirable -, sinon dans le but d’inculquer dans la tête du téléspectateur l’idée, martelée, que l’aide serait forcément détournée et intrinsèquement mauvaise?
Les références continues à un supposé Etat-mafia se finançant grâce au trafic de drogue ne sont étayées par aucune donnée fiable qui permettrait de mesurer effectivement ce que pèsent les activités illégales dans l’économie nord-coréenne : en lieu et place, on retrouve pêle-mêle tous les éléments de l’acte d’accusation dressé par la CIA, vrais ou faux.
Après ce monument de ce qu'il faut bien appeler une propagande (pré-)guerrière, la parole fut donnée à Dominique de Villepin, ancien ministre français des Affaires étrangères, qui plaide, comme l'Association d'amitié franco-coréenne, pour une sortie négociée de la crise actuelle. Un tel commentaire était le bienvenu mais trop tardif pour qu'il soit de nature à contre-balancer un documentaire qui, certes sans excès de langage, conditionne surtout les esprits à une guerre à venir, nécessaire contre un régime aussi détestable. C'est un scénario trop bien connu en Irak, en Libye, ou encore en Syrie, pour ne citer que les exemples les plus récents.
L'émission « Corée du Nord, la dictature de la bombe » était suivie par la rediffusion d'un autre documentaire, réalisé en 2012, « Corée du Nord, la grande illusion ». « Grande illusion »... Comme pour rappeler ce qu'est devenue l'information livrée par les chaînes publiques de la télévision française à propos des grands enjeux géopolitiques actuels.