Ancien résistant avant de s’affirmer, dans ses fonctions de diplomate, comme l’un des meilleurs sinisants du Quai d’Orsay, Etienne M. Manac’h a été directeur d’Asie et d’Océanie au ministère des Affaires étrangères de 1960 à 1969 puis a servi comme ambassadeur en Chine de 1969 à 1975. Il était ainsi en poste pendant et après la reconnaissance officielle de la République populaire de Chine par la France du général de Gaulle en janvier 1964. Dans l’exercice de ses fonctions, il a également été l’un des principaux acteurs des relations entre la République française et la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord) suite à la décision du général de Gaulle, en 1968, d’établir des relations diplomatiques sous la forme d’échanges de bureaux commerciaux dans chacun des deux pays. Pour le présent article, nous avons consulté les tomes II et III de ses Mémoires d’extrême Asie – qui couvrent la période 1970-1973, en reprenant la graphie des noms coréens utilisée par Etienne Manac’h. Les Mémoires de l’ambassadeur de France Etienne Manac’h se présentent sous la forme d’un journal personnel, à partir des observations qu’il a recueillies au jour le jour et qui ont nourri, notamment, les télégrammes diplomatiques et les rapports du poste de Pékin à l’administration centrale du ministère des Affaires étrangères. Si le parti pris méthodologique choisi ne permet pas de revenir sur certaines interprétations qui auraient pu ensuite se révéler fausses, il permet d’avoir une appréciation immédiate, qui brille par sa pertinence, sur les événements non seulement en Chine, mais en Extrême-Orient, Etienne Manac’h étant lui-même chargé – comme il le précise – des « contacts discrets » avec les Coréens de RPDC. [1] Dans ce corpus d’autant plus important pour les relations France - RPDC que le ministère français des Affaires étrangères refuse toujours d’ouvrir ses archives et de communiquer (comme l’a notamment observé Frédéric Ojardias, dans son travail précurseur de mastère sur l’histoire des relations franco – nord-coréennes), la RPDC occupe une place importante : plusieurs dizaines d’occurrences, qui mettent l’accent tant sur le rapprochement sino – nord-coréen après 1970, l’appui apporté par la RPDC au Nord-Vietnam et au roi du Cambodge Norodom Sihanouk que, pour le sujet qui nous intéresse ici, les relations entre la France et la République populaire démocratique de Corée. Leur analyse fait (déjà) apparaître une extrême prudence des diplomates français, desquels Etienne Manac’h se distingue en formulant à plusieurs reprises des propositions à son administration centrale, cependant guère suivies.
Précisons d’emblée qu’Etienne Manac’h n’évoque ni les relations commerciales (qui doivent constituer a priori l’objet essentiel des relations bilatérales suite à l’ouverture croisée de bureaux commerciaux entre la France et la RPDC), actives dans les années 1972-1973, ni les événements culturels organisés notamment à Paris pour marquer l’établissement de relations bilatérales – comme une représentation du théâtre Mansudae à Paris en mars 1972.
Pour la RPD de Corée, Etienne Manac’h s’appuie sur diverses sources. Il s’agit d’une part de sources extérieures au gouvernement français, comme le roi du Cambodge Norodom Sihanouk, proche de la France et qui a passé une grande partie de ses années d’exil à Pyongyang, Harrison Salisbury, éditeur associé du New York Times ayant visité la Corée du Nord, ou encore le journaliste australien Wilfred Burchett, excellent sinisant lui aussi, et qui avait couvert les combats de l’Armée populaire de Corée et des volontaires chinois pendant la guerre de Corée (1950-1953). Il s’agit par ailleurs de ses collaborateurs et collègues plus directement en charge des questions nord-coréennes : le nom de « Serge » (sans plus de détails) revient à plusieurs reprises ; Tisserand, représentant de la France en RPDC, est évoqué une fois. Mais l’ambassadeur Manac’h cherche aussi à disposer de sources directes, et dispose pour ce faire d’une certaine latitude de son administration centrale. Un de ses contacts privilégiés est son confrère ambassadeur de la RPDC en Chine, et ils se rencontrent plusieurs fois seul (ou avec leurs épouses) – dans son journal, à la date du 16 novembre 1972, Etienne Manac’h rend compte d’une « soirée chez mon collègue de la Corée du Nord : nous sommes, Denise et moi, ses seuls invités ». Etienne Manac’h rendra son invitation en invitant à dîner l’ambassadeur Hyun Jun-keuk, avec son adjoint, en mars 1973.
A l’occasion d’une réception d’Alain Peyrefitte - alors parlementaire en mission - par le Premier ministre Zhou Enlai, en juillet 1971, lors de laquelle la question coréenne a été évoquée à l’initiative de la partie chinoise, l’ambassadeur Manac’h revient sur les conditions de l’établissement de relations entre la France et la RPDC. Il rappelle que l’initiative en revient au « général de Gaulle et [à] Couve de Murville », alors ministre des Affaires étrangères. Il observe que le protocole ainsi signé prévoyait « l’installation de missions commerciales permanentes capitales dans les deux capitales », mais que si « celle des Coréens a été ouverte à Paris », « la mission commerciale française est restée à l’état d’embryon mal constitué ». D’une formule assassine, Etienne Manac’h stigmatise la faible hauteur de vues de notre pays pour expliquer le peu d’intérêt français pour la RPDC : « On ferme les yeux sur cette Corée qui est bien distante de notre champ cantonal. » [2] A la date du 16 novembre 1972, il évoque une « longue conversation » avec Hyun Jun-keuk, ambassadeur de la République populaire démocratique de Corée en République populaire de Chine, sur la manière de « donner quelque substance aux rapports entre nos deux pays ». Mais Etienne Manac’h n’a pas de marge d'action (« Les temps ne sont pas mûrs. Est-ce même la peine de rendre compte au Département de cet entretien ? »). [3]
A une reprise, Etienne Manac’h mentionne un autre canal diplomatique que le poste de Pékin pour les relations entre la France et la RPD de Corée : à la date du 25 décembre 1972, il relève que « le Département accepte que l’ambassadeur de Corée du Nord en URSS, Gon Hui Gyong, se rende [à Paris] pour avoir, avec le directeur d’Asie, à titre privé, une discussion de caractère général » (ces derniers mots soulignés dans le texte). L’ambassadeur Manac’h souligne combien le ministère français des Affaires étrangères évite au maximum les échanges, en formulant les observations suivantes : « On brûle à l’avance le pont pour empêcher les intrus de le franchir. Notre ambassade à Moscou est priée de se dérober aux échanges de vues avec les Coréens. » [4] De fait, l’ambassadeur Manac’h apparaît comme alors l’un des rares contacts diplomatiques français autorisés à échanger avec les Nord-Coréens, l’intéressé remarquant qu’ « on me laisse le soin de maintenir occasionnellement le contact ». [5]
De fait, c’est bien de la partie coréenne que sont venues les initiatives et les propositions pour développer les relations bilatérales après l’étape fondatrice de l’ouverture de relations au niveau de bureaux commerciaux, alors que l’administration centrale manifeste pour sa part de l’ « embarras » selon les termes mêmes de l’ambassadeur Manac’h. [6]
Le soir du 9 juillet 1972, à la demande des Nord-Coréens, à l’occasion de sa visite en Chine, Maurice Schumann, ministre des Affaires étrangères, a eu un entretien avec l’ambassadeur Hyun Jun-keuk. [7] L’ambassadeur Hyun a tout d’abord transmis les salutations de Ho Dam, ministre des Affaires étrangères de la RPD de Corée. Il a ensuite mis en avant le communiqué intercoréen du 4 juillet 1972 – le premier accord conclu à ce niveau entre les deux parties de la Corée divisée – pour « exprime(r) le souhait que les relations entre les deux pays s’étoffent davantage et que l’on procède à des échanges de personnes ». S’il n’a alors pas été donné suite – sans exclure une réponse positive à l’avenir – à la proposition qu’Etienne Manac’h visite la RPD de Corée, le conseiller commercial français à Pékin s’est en revanche rendu en RPDC en mars 1973. Ce dernier a souligné avoir été « fort bien reçu », en précisant que Hi Chong-mok, vice-ministre des Affaires étrangères, avait « donné une réception en son honneur ». Etienne Manac’h donne son sentiment personnel qu’ « il conviendrait, à [son] avis, d’ouvrir en Corée du Nord un poste commercial qui resterait provisoirement dans la dépendance de [l’] ambassade » de France en Chine. [8]
Une autre suggestion de la partie coréenne formulée lors de ce même entretien s’est en revanche directement concrétisée : le déplacement en Corée du Nord de l’ancien ministre Jean de Broglie, président de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, en novembre 1972, dont « l’approche vers la Corée du Nord » a été « favorisé(e) » par « Serge ». [9]
La proposition nord-coréenne d’une rencontre, même « très brève et discrète », entre l’ambassadeur Hyun Jun-keuk et le Président Georges Pompidou lors de sa visite en Chine n’a pas reçu de réponse positive de la France. [10]
Dans ce contexte d’indécision de l’exécutif français, la diplomatie parlementaire devient l’un des principaux vecteurs d’échanges bilatéraux. A la date du 14 mars 1972, Etienne Manac’h mentionne la venue prochaine d’une délégation parlementaire au Nord de la Corée – notons qu'à la même époque une délégation de l'AAFC a été présente aux cérémonies ayant marqué, le 15 avril 1972, le 60ème anniversaire du Président nord-coréen Kim Il-sung, et qu'en faisait partie André Aubry, aujourd’hui président de l’Association d’amitié franco-coréenne.
Sur l’ensemble de la période, un « irritant » (pour reprendre un terme diplomatique aujourd’hui en vogue) entrave l’essor des relations entre la France et la RPD de Corée : le linguiste Jacques Sédillot, qui s’était rendu à Pyongyang en juin 1966 comme enseignant et traducteur, avait été arrêté en 1967 et condamné pour espionnage au profit d’une puissance étrangère (identifiée depuis comme étant la France). La libération de l’unique Français (à notre connaissance) détenu et condamné à ce jour en Corée du Nord depuis la fin de la guerre de Corée, finalement intervenue fin 1975, est une préoccupation constante de la diplomatie française en général, et d’Etienne Manac’h en particulier. En mars 1971, il a notamment porté personnellement une lettre de Jacques Sédillot à sa mère lors d’un de ses séjours en France… avant d’apprendre le 5 avril, amer, que suite aux délais mis par un fonctionnaire tatillon du Quai la lettre était parvenue à sa destinataire… quelques jours après son décès. [11] Lors de l’entretien entre Maurice Schuman et S.E. Hyun Jun-keuk, ambassadeur de la RPD de Corée en Chine, le 9 juillet 1972, la partie française, par la voix de S.E. Etienne Manac’h qui a soulevé ce point en conclusion de l’entretien, a exprimé le souhait que « l’amélioration des rapports franco-coréens coïncide avec (la) libération » de Jacques Sédillot. [12]
Signe de la considération qu’a Pyongyang pour le poids diplomatique de la France, Etienne Manac’h rend compte d’un entretien avec l’ambassadeur Hyun Jun-keuk, le 3 septembre 1973, sur une éventuelle admission des deux Corée aux Nations Unies – ce que refuse Pyongyang qui considère que ce serait entériner la division de la péninsule. Etienne Manac’h indique que son homologue coréen souhaite non seulement que la France comprenne la position de la RPDC, mais qu’il est également attendu de la France qu’elle « explique le comportement des Coréens aux pays qui sont nos amis et particulièrement dans le milieu des Nations Unies ». [13]
Au final, les Mémoires d’Etienne Manac’h nous apprennent que les contacts avec les Nord-Coréens ont été réguliers au début des années 1970, mais qu’ils ont abouti à très peu d’actions concrètes pour donner un contenu aux relations bilatérales – et ce, malgré les propositions de l’ambassadeur de France en Chine, sur ce point guère suivi par son administration centrale. Quarante ans plus tard, ce que nous savons des relations franco – nord-coréennes montre que les réticences du Quai d’Orsay à nouer des échanges, alors que les Nord-Coréens sont désireux d’engager des coopérations, sont largement identiques à celles des années 1970, même si les raisons en sont aujourd’hui différentes. Mais alors que la France avait eu sur cette question, à l’initiative du général de Gaulle, une position plus audacieuse que celle de ses partenaires occidentaux, c’est aujourd’hui un constat inverse qui doit être formulé, la France étant l’un des deux derniers pays de l’Union européenne, avec l'Estonie, à ne pas avoir établi de relations diplomatiques complètes avec la République populaire démocratique de Corée.
Référence et notes
[1] Tome III, dimanche 9 juillet 1972, p. 173.
[2] Tome II, dimanche 18 juillet 1971, p. 437-438.
[3] Tome III, jeudi 16 novembre 1972, p. 261.
[4] Tome III, lundi 25 décembre 1972, p. 286.
[5] Ibid. Le mot « occasionnellement » est souligné par Etienne Manac’h (en italiques dans le texte d’origine).
[6] Dans le tome III, à la date du 14 mars 1972 (p. 36), Etienne Manac’h indique ainsi que « Paris n’a pas (…) répondu, jusqu’ici, aux questions que je pose, dans ma lettre du 22 février sur le problème des rapports entre notre pays et la République démocratique de Corée. Je suppose que mes suggestions embarrassent mon ministère, et c’est ce que me laisse entendre une lettre officieuse d’un ami du Quai ». Conscient que la situation d’entre-deux diplomatique (ouverture de relations diplomatiques, mais pas complètes) entre la France et la RPDC nécessite des clarifications, Etienne Manac’h fait des propositions – dont il ne divulgue pas la teneur – pour donner du contenu aux relations France – RPDC, mais un silence embarrassé est la seule réponse qu’il obtient…
[7] Tome III, dimanche 9 juillet 1972, p. 173-174.
[8] Tome III, samedi 24 mars 1973, p. 359-360. Etienne Manac’h précise que son collaborateur est revenu l’avant-veille de Pyongyang. Notre dernière citation se termine sur des points de suspension de l’auteur… signe, une nouvelle fois, que ses propositions pour développer les relations franco – nord-coréennes n’ont pas été retenues par le ministère des Affaires étrangères.
[9] Tome III, mardi 14 novembre 1972, p. 258.
[10] Tome III, lundi 3 septembre 1973, p. 486. La demande a été formulée le matin du 3 septembre.
[11] La lettre avait été obtenue à Pyongyang par « Serge » qu’Etienne Manac’h avait croisé lors d’une escale à Omsk (tome II, mercredi 17 mars 1971, p. 358). Dès le 20 mars, Etienne Manac’h est à Paris, muni de la précieuse missive, mais il a oublié son carnet d’adresses à Pékin et n’a pas la possibilité d’envoyer lui-même le courrier, qu’il remet à l’administration centrale (tome II, p. 359). Sur les délais d’acheminement au regard de l’état de santé de Mme Sédillot, Etienne Manac’h observe, dans son journal à la date du 5 avril : « J’ai eu avec René, à qui je regrette d’avoir fait confiance, une pénible conversation. Il avait jugé bon, je me demande pourquoi, d’acheminer ma correspondance personnelle sous le couvert de son directeur. Le temps d’obtenir la signature du patron et d’archiver le document, la mort est venue. Comportement de fonctionnaire vétilleux : on écrase l’initiative sous l’ordre paperassier. Cette femme a fermé les yeux, sans une dernière lumière, dans une désolante solitude » (tome II, p. 360).
[12] Tome III, dimanche 9 juillet 1972, p. 174.
[13] Tome III, lundi 3 septembre 1973, p. 486.
Source : Etienne Manac'h, Mémoires d'extrême Asie, Fayard. Tome II, La Chine, 1980, et Tome III, Une terre traversée de puissance invisibles : Chine-Indochine, 1972-1973, 1983.
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